Paul Ardenne

Que le vivant soit mon allié

Texte écrit dans le cadre d’un projet d’exposition en collaboration avec l’IRBI, Institut en recherche sur la biologie de l’insecte, pour le Drawing Lab.

Paul Ardenne est un historien, historien de l’art, commissaire d’exposition et écrivain français.

En sa qualité d’historien de l’art, il est spécialisé dans l’art contemporain. Il a enseigné l’histoire de l’art contemporain à la Faculté des Arts de l’université d’Amiens.

Si Emmanuelle Mason est bien une adepte du «fait main», du geste, de la pratique graphique conventionnelle (un instrument de traçage, un support), sa manière de procéder se veut en revanche originale. Emmanuelle Mason expérimente sans relâche de nouvelles façons de «faire dessin». Son œuvre y gagne richesse et ouverture. Une hétérogénéité où lire sa passion du «bricolage créatif».

Un art ouvert, traditionnel et prospectif à la fois

Les thèmes chers à l’artiste sont divers, à la fois intimes et connectés à la vie quotidienne : la féminité, le linge, la ligne fragile, l’entrelacs, la violence guerrière, la nature morte animale. Cette thématique part du réalisme pour le déborder. Eaux-fortes travaillées au scalpel, intrusion d’éléments chimiques, utilisation du phénomène de l’oxydation, dessin participatif numérique obtenu par traçage du déplacement des passants dans une ville… Emmanuelle Mason dessinatrice expérimente dans cette optique : accroître le territoire du dessin et en faire une pratique de laboratoire, une alchimie pratique où la méthode ne connaît d’autre discours que sa constante remise en jeu.

La variété de l’œuvre graphique d’Emmanuelle Mason est l’effet de cette largeur d’esprit et d’une permanente pulsion à innover, à modifier le point de vue, à étendre les possibilités plastiques d’un matériau. L’œil du spectateur, face à ses créations, toujours hésite. Il marque un temps de réflexion, le temps requis pour assimiler la méthode graphique, avant de s’abandonner au spectacle de la forme plastique, jamais chiche, toujours producteur à la fois de sensible et de sens. Une forme plastique en l’occurrence offerte de façon virtuose avec un souci de la précision pas loin d’être intrigant. Emmanuelle Mason ou le dessin pensif – plastique et conceptuel à parts égales.

Et pour DRAWING LAB ?

Le projet d’Emmanuelle Mason pour DRAWING LAB est d’emblée ambitieux. Son ambition résulte, synthétiquement parlant, de la conception très élargie du dessin qui est la sienne, prospective et généreuse.

Le thème fédérant la proposition d’Emmanuelle Mason pour DRAWING LAB est le VIVANT. Thème de saison, que la culture grimpante de l’anthropocène rend opportun, certes. Mais que l’artiste entend et va traiter selon des voies inattendues, en faisant de la nature une alliée.

L’irruption de la « vraie » nature dans l’art, avec le XXe siècle (la « vraie » et non plus seulement sa représentation), a périmé le classique art dit « végétal », en vogue depuis l’antiquité et devenu avec la Renaissance puis les Lumières, cet âge du naturalisme scientifique, une authentique passion. «Dessiner» la nature, en copier picturalement ou graphiquement les beautés ne suffit plus. Il s’agit dorénavant d’introduire l’élément naturel même dans la peinture ou le dessin, de façon directe, incarnée et organique. Les artistes italiens de l’arte povera, en pionniers, s’y entendent, qui font entrer au musée des pierres, des branchages, des animaux parfois vivants. La nature, par maints artistes du siècle dernier soucieux d’un rapport renouvelé à l’environnement, est même mise à contribution : on expose de l’eau de mer sous forme de dallage de sol (Pino Pascali), on transforme des formes géométriques évoquant l’art minimal en zones de culture aquacole (MeyerHarrison), on en vient à mettre la nature au travail, directement. Un Bernard Moninot se sert du vent pour dessiner et Theo Jansen, pour faire se mouvoir ses sculptures, Fernando Prats utilise la mer ou le battement d’ailes de oiseaux pour peindre ses toiles, Hubert Duprat fait de ses trichoptères, tout à la fabrication de leur carapace, de véritables orfèvres, Erik Samakh convie à chanter le Soleil au moyen de ses flûtes à lumière… en laissant le vivant s’exprimer directement.

Le dessin et ses alliés non forcément attendus. Le feu qui a ravagé la forêt landaise durant l’été 2022, d’une destruction ravageuse, offre à Emmanuelle Mason ses restes, des bois noircis : l’artiste s’en sert pour dessiner. Les insectes que raréfie depuis un demi-siècle, pesticides de l’économie agraire aidant, le recul de la biodiversité offrent à l’artiste, encore, leurs talents graphiques insoupçonnés : des xylophages, en dessinateurs-graveurs, sont invités par l’artiste à exposer leur propre création, des tracés dans la surface du bois à même d’évoquer, pour l’enrichir, l’art abstrait. Les guêpes, avec leurs nids à alvéoles, sont, elles aussi, les alliées de l’artiste dans sa quête d’un art inclusif, de partenariat humain-nature.

Où le dessin, avec Emmanuelle Mason, ne se magnifie pas comme «en soi», pour lui-même, mais comme formule artistique invitante, inclusive, fusionnelle.