Céline Cadaureille

Céline Cadaureille est née à Lyon en 1981, elle est diplômée des Beaux-Arts de Toulouse et docteure en Arts Plastiques. Enseignante et chercheuse auprès de l’Université Jean Monnet à Saint-Etienne, elle est engagée à la fois dans des recherches théoriques et plastiques auprès du laboratoire CIEREC.

Dans le travail graphique d’Emmanuelle Mason, l'image se construit selon une succession de couches, une accumulation de traits créant des réseaux, des typographies vers lesquelles nous approchons pour mieux nous perdre. Au contact des détails et des traits, on reconnait une matière filandreuse, des vaisseaux mêlés et entortillés, des nœuds énervés. Une matière que l'artiste élabore patiemment pour venir nous évoquer la notion d'informe telle qu'elle fut formulée par Georges Bataille en 1929 dans la revue Documents.

                  Georges Bataille présente l'informe comme quelque chose proche de l'araignée ou du crachat. Ici, les réseaux de traits créent des agglomérats graphiques et organiques, des traces qui paraissent être frottées au miasme du réel, aux tissus cellulaires, au fond des boites crâniennes. Ces crachats d'encres noires tissent avec légèreté la consistance de ces ombres et ouvrent la profondeur du dessin pour devenir matière. Avec un minimum de recul, notre regard s'extrait de l’obscurité de ces cavités corporelles et il s'opère ainsi un retournement formel qui nous permet de voir la beauté des viandes écorchées. Dans un même mouvement l'informe tente de prendre la forme d'une dépouille et l'animal parait humain…

                  Les séances d’autopsie observées à l’école vétérinaire sont à la base des grands formats réalisés à partir de 2012. Dans ces dessins, le corps de l’animal se déploie sous nos yeux comme un paysage. L'étrangeté de ses chairs mises à nu, de ses viscères mises à la lumière, confrontent notre regard à un ensemble d’organes convoquant notre propre corporeité. Les traits semblent se lier à la surface du papier dans ce sang fait d'encre, dans cette souffrance partagée. Aussi, le papier de ces dessins devient l’interface d’un contact, d’une mine, d’une plume qui écorche avec insistance cette enveloppe peau pour pénétrer l’intérieur des chairs et ouvrir un nouvel espace de contemplation… L’artiste gratte pour rechercher dans l’animal cet anima ! Elle semble réaliser une deuxième dissection à travers ses traits qui sondent ce que contient le corps du dessin.

                   Un poème en prose de Charles Baudelaire exprime cette pulsion qui nous pousse à ouvrir les corps des morts, à fouiller dans les chairs. Il s'appelle la Morale du Joujou et voici quelques extraits de la version de 1869 : « La plupart des marmots veulent surtout voir l'âme, les uns au bout de quelques temps d'exercice, les autres tout de suite. [ …] Quand ce désir s'est fiché dans la moelle cérébrale de l'enfant, il remplit ses doigts et ses ongles d'une agilité et d'une force singulière. L'enfant tourne, cogne contre les murs, le jette par terre. […] La vie merveilleuse s’arrête. L'enfant […] fait un suprême effort ; enfin il l’entrouvre, il est le plus fort. Mais où est l’âme ? C’est ici que commencent l’hébétement et la tristesse.1 »

                  Au lieu de se remplir de satisfaction parce qu’il a enfin su dépasser la résistance du joujou, l’enfant est triste devant le résultat de sa quête qui persiste. Son hébètement traduit finalement son insatisfaction… Emmanuelle Mason est sûrement de ces marmots, insatisfaite devant une autopsie, elle poursuit ses recherches en grattant la surface de ses dessins, de ses images de manière à nous faire entrevoir ce qui succombe irrémédiablement à notre curiosité.

1 - Charles Baudelaire, Le Spleen de Paris (Petits Poèmes en prose), éd. Flammarion, Paris, 1987, p. 195-196.

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